Dynamiques des inégalités : petit résumé des débats actuels
Cet article se fonde sur deux billets issus d'un même blog, «Clyodinamica », rédigés par l'auteur à la suite d'une présentation de Branko Milanovic lors d'une conférence à Vienne (en Autriche hein, pas en Isère) sur les inégalités. L'auteur s'intéresse à la dynamique des inégalités, c'est-à-dire à la fois sur le fait que le niveau des inégalités augmente sur certaines périodes et diminue sur d'autres, et sur les facteurs qui contribuent à ces mouvements, tout en cherchant à savoir si la théorie économique suffit pour les expliquer.
Peter Turchin (illustration trouvée dans un article de vice.com)
Mais d'abord, qui est l'auteur, Peter Turchin (@Peter_Turchin) ?
Tout d'abord, ce qu'il y a d'intéressant avec lui c'est qu'il n'est pas économiste mais, entre autre, professeur d'écologie et de biologie évolutive à l'université du Connecticut et vice-président de « the Evolution Institute ». Ses recherches s'inscrivent dans un domaine assez récent appelé la "Cliométrie", approche quantitative de l'histoire qui tente d'y appliquer les outils statistiques utilisés en économie par exemple (comme les outils économétriques par exemple). Plus précisément, Peter Turchin s'inscrit dans un sous-domaine qu'il nomme la "Cliodynamique", qui s'intéresse davantage à mettre en évidence certaines dynamiques historiques intrinsèques aux sociétés étudiées. Il cherche donc à comprendre l'évolution de leurs cultures, de leur système politique ou comme ici, de leurs niveaux d'inégalités.
Dans son billet de blog, Peter Truchin résume les quatre théories principales sur la dynamique du niveau des inégalités au sein des sociétés. A chaque fois, il la commente en mettant en évidence leurs limites. Nous tenterons ici de résumer également le billet de Peter Turchin et d'y ajouter, lorsque jugé opportun, nos propres commentaires.
Simon KUZNETS :
La théorie du « tkt, ça finit en happy end »
Dans un article de 1955, S.Kuznets explique que selon ses observations, l'évolution des inégalités suivrait une courbe en cloche (inverted U-curve) : les inégalités augmentent au début du processus de développement économique, puis arrivées à un certain point de retournement (comprendre un certain niveau de revenu par habitant) elles commencent à décroître. Cette théorie arrivait à point nommé : en effet, on se trouvait alors en pleine période de reconstruction et au début de la guerre froide, où l'optimisme concernant l'avenir du modèle défendu par chaque Bloc était de mise.
Malgré le fait qu'il ne disposait pas de données de qualité, on sait aujourd'hui que Kuznets a correctement analysé la montée des inégalités pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, et leur déclin tout au long de la première moitié du XXème siècle. Cependant, ce qu'il n'a pas vu venir c'est que près de 30 ans après son article (c'est-à-dire dans les années 1980), le niveau des inégalités a recommencé à augmenter. Cette hausse remettrait donc en cause la thèse d'une courbe en cloche.
Thomas PIKETTY (@PikettyLeMonde) :
la théorie du « heureusement shit happens »
Si l'on veut résumer rapidement, le français développe sa thèse dans un cadre néoclassique et met en évidence ce qui représente selon lui l'équation fondamentale de la dynamique du système capitaliste, la fameuse inégalité r > g (avec r le taux rendement du capital et g le taux de croissance du revenu national). Historiquement cette inégalité est selon lui la règle, et entraîne mécaniquement une hausse des inégalités.
Mis à part l'apparition d'un évènement exogène (c'est-à-dire extérieurs au système, ici le système économique), qui entrainerait la destruction et/ou la perte de valeur du patrimoine national (au XXème siècle, les deux guerres mondiales et la grande dépression), rien n'empêche selon lui les inégalités de continuer d'augmenter. Turchin utilise la locution latine « Deus ex machina », issue du vocabulaire du théâtre pour désigner « l’événement inattendu et improbable qui vient régler les problèmes du protagoniste à la dernière minute ». Moins érudit mais tout aussi clair, il résume cette idée d'une cause exogène de la baisse des inégalités par « shit happens ».
Selon le biologiste, la théorie de Piketty permet seulement d'expliquer pourquoi les inégalités augmentent, puisque l'exogénéité de la cause d'une baisse des inégalités ne permet pas d'expliquer pourquoi ces dernières n'atteignent jamais des niveaux extrêmement élevés (le cas extrême où une seule personne possède l'ensemble de la richesse du pays par exemple). En effet, étant donné que l'évènement est exogène, on ne peut rien en déduire concernant la cause de son apparition à ce moment précis. Est-ce le produit du pur hasard et de la part d'aléatoire de l'Histoire ? La cause ne pourrait-elle pas venir, en partie au moins, de cette hausse des inégalités ?
Il nous semble ici important de tempérer la position de Peter Turchin, qui tend à caricaturer la thèse de Piketty. Ce dernier souligne plusieurs fois dans son livre, et lors de réponses à ses critiques, l'importance du vecteur politique comme réponse endogène aux dynamiques des inégalités de revenus. Autrement dit, Piketty soutient que les politiques économiques misent en place, en réaction aux évolutions des écarts de revenus, peuvent entrainer une baisse des inégalités.
Branko MILANOVIC (@BrankoMilan) :
la théorie du « Brice de Nice serbo-américain »
Fort des analyses empiriques récentes et des données quantitatives recueillies ces dernières années, auxquelles bien sûr Kuznets ne pouvait avoir accès à l'époque, Milanovic propose de compléter l'analyse de ce dernier et de considérer la dynamique des inégalités comme une succession de « vagues de Kuznets » (« Kuznets Waves »). Ainsi, Kuznets aurait à l'époque mis en évidence la phase descendante d'une vague commencée au XIXème siècle, et nous vivrions aujourd'hui la phaseascendante d'une nouvelle vague commencée dans les années 1980.
Contrairement à la théorie de Piketty qui tente d'expliquer pourquoi les inégalités augmentent, Milanovic réfléchit sur la cause de leur diminution. Selon lui, la dynamique cyclique suppose un processus endogène. La répétition de ces périodes de hausse suivies de périodes de baisse des inégalités montrerait l'existence de cycles.
- Uehara Konen, Hatō zu 3 (revu) -
Milanovic tente ensuite de mettre en avant les facteurs permettant ces diminutions. Il distingue celles « pernicieuses » (« malign ») de celles « favorables » (« benign »). Les premières sont selon lui rarement étudiées, mais il cite néanmoins trois exemples : la technologie, la mondialisation et les politiques mises en place.
Peter Turchin, en se basant sur ses propres recherches, tend à s'aligner sur l'hypothèse de Milanovic, selon laquelle les inégalités varient de manière cyclique et prévisible/stable (« a predictable, cyclic pattern »). Selon lui, cela montre qu'il pourrait exister une forme de rétroaction (« feedback ») qui apparaîtrait lorsque les inégalités atteignent un niveau trop élevé. Il explique que son intuition le pousse à penser qu'il existe un système de régulation, où certaines forces endogènes réduisent les inégalités lorsqu'elles atteignent un certain niveau.
Par ailleurs, l'auteur ne semble pas être convaincu par les deux premiers exemples de facteurs expliquant la baisse des inégalités (pour rappel : la technologie et la mondialisation), qui sont selon lui au contraire des causes de la hausse des inégalités. Néanmoins, l'hypothèse que les politiques mises en place peuvent permettre leur réduction lui semble importante (À noter, comme précisé supra que Piketty utilise également cet argument, avec la mise en place d'une fiscalité davantage redistributrice, sur l'ensemble des revenus des ménages par exemple).
Walter Scheidel :
la théorie du « la violence, parfois, ça peut aider »
W.Scheildel est un historien américain enseignant à l'université de Stanford. Également présent à la conférence de Vienne, il identifie quatre forces « pernicieuses » (parce qu'elles impliquent une forme de violence) qui ont historiquement réduit les inégalités au sein des sociétés : la mobilisation militaire de masse, les révolutions « transformantes », la chute de l'État, les pandémies.
Selon Turchin, la violence est ici considérée comme le « principal niveleur ». Autrement dit, même si certaines formes de violence entraîne une hausse des inégalités, ce facteur peut permettre une diminution des écarts de richesse. Ainsi, on peut supposer une forme de processus endogène où lorsque le niveau d'inégalités au sein d'une société devient trop élevé, la probabilité d'une révolution ou d'un effondrement de l'État augmente.
Par ailleurs, il ajoute que de manière alternative ou additionnelle, les sociétés égalitaires auraient historiquement tendance à vaincre celles extrêmement inégalitaires, et les obligeraient à réduire les écarts de richesse internes.
Peter Tuchin considère que la thèse "tient le bon bout" mais reste incomplète pour deux raisons. Premièrement, elle n'explique pas assez pourquoi la violence accroît les inégalités dans certaines situation et les diminuent dans d'autres. Deuxièmement, il considère qu'il existe d'autres facteurs que la violence pour expliquer de façon endogène la dynamique de baisse des inégalités.
Conclusion
Selon lui, la théorie économique peut permettre d'expliquer la hausse des inégalités, mais reste inefficace lorsque l'on tente de saisir leur diminution, principalement parce que les forces à l'oeuvre sont « extra-économiques » (politiques, sociaux etc.). D'où l'importance de combiner l'analyse des autres sciences sociales afin de comprendre les dynamiques à l'oeuvre, et cela d'autant plus lorsqu'on étudie, comme c'est actuellement la tendance aujourd'hui en économie politique, la place et le rôle des institutions.