Notre conception du développement est-elle trop économique ?
Thomas est un ancien étudiant du Magistère d'économie à Paris-1 Panthéon Sorbonne et du Master Development Economics de The University of Birmingham.
Street Art de Dourone (Carthagène)
Photos © Dourone (dourone.com)
L’économie du développement est l’étude des problématiques économiques inhérentes au développement d’un pays. Cependant, le développement n’est pas seulement un problème économique, et le définir ainsi serait le réduire à quelque chose qu’il n’est pas. En effet, un pays développé n’est pas qu’un pays riche : c’est un pays avec des opportunités plus ou moins égales pour tous, des possibilités de réussir, et une égalité dans les chances de réussir. Nous allons donc parler d’un développement global plutôt que seulement d’un développement économique, et prendre notre problématique sous cet angle là. De fait, pour correctement analyser le développement, il faudrait aussi prendre en compte des variables qui ne soient pas économiques, mais aussi sociologiques, historiques ou psychologiques.
Et c’est là qu’est tout le problème de cette discipline. En effet, il suffit de regarder un peu la littérature actuelle pour se rendre compte que la majorité des articles se base sur le Produit Intérieur Brut (par habitant) comme principale variable de développement. Malgré le fait que cet indice soit énormément critiqué par de nombreuses personnes, dont des prix Nobel (oui, d'accord, des lauréats en économie de la banque royale de suède en mémoire d’Alfred Nobel) tel que Sen ou Stiglitz, cela reste majoritairement la norme. A vrai dire, lorsqu’elle ne l’est pas, certains ne considèrent plus cela comme un papier d’économie, mais comme de la sociologie ou de l’histoire, même si les méthodes utilisées et les raisonnements en place sont purement économiques.
Et cela se voit, lorsque l’on lit un article d’économie du développement, si le sujet est un tant soit peu macroéconomique et veut étudier l’impact d’une politique à un niveau national ou régional : l’étude empirique utilisera forcément le PIB par habitant. Même s’il n’est pas la seule variable étudiée, il sera inclus peu importe la pertinence ou non de son inclusion3. Il est vrai qu’il est parfois intéressant d’étudier le PIB, mais se cantonner à cet indice et oublier les autres dimensions du développement ne permet pas de conclure de façon pertinente. Par ailleurs, se centrer uniquement sur le développement économique d’un pays n’est pas intéressant puisque trop concentré sur une seule et unique part du problème.
Cependant, il existe des tas d’autres indicateurs plus adaptés que le PIB pour prendre en compte le développement au sens large ! On peut commencer par l’Indice de Développement Humain, théorisé par Sen en 1979, qui prend en compte, pour résumer rapidement, le PIB par habitant, l’espérance de vie à la naissance et la durée moyenne de scolarisation. Certes ce n’est pas le meilleur indice, puisqu’il ne prend en compte que l’éducation et la santé, là ou le développement repose aussi sur d’autres dimensions toutes aussi importantes, mais ce serait déjà un grand pas que de remplacer le PIB par l’IDH.
En 2010 fut aussi crée le IDHI, l’Indice de Développement Humain ajusté des Inégalités, qui, comme son nom l’indique, ajuste le score aux inégalités inhérentes dans un pays ; pour éviter qu’une élite en excellente santé et très éduquée cache une population majoritairement dans le besoin. Mais ce n’est toujours pas le meilleur indice possible, malgré cette inclusion d’une nouvelle dimension, puisqu’en effet, son calcul n’inclus qu’assez partiellement les inégalités et il peut être grandement amélioré5.
On peut aussi parler du Bonheur Intérieur Brut6, mais aussi d’un IDH avec le chômage inclus, l’Indice de progrès véritable, ou encore l’indice de bien-être durable. Mais tous ces indicateurs sont encore, soit très peu connus, soit très peu utilisées et encore beaucoup trop économiques. Il nous faudrait songer à un nouvel indice, plus composite. Plutôt que de s’évertuer à vouloir à tout prix un indice complètement et purement économique, il faudrait s’associer à la sociologie ou la psychologie pour construire quelque chose de mixte, pouvant mêler la rigueur mathématique de l’étude économique avec la souplesse analytique de la sociologie et de la psychologie. En effet, nous l’avons dit, le développement se mesure à l’aune de plusieurs dimensions. Un pays peut tout à fait avoir un PIB élevé, ou un IDH élevé sans pour autant être développé, comme par exemple les Etats Unis, qui ont un IDH élevé (quoique moins que le plupart des autres pays développés), et qui souffre pourtant encore d’un très haut niveau de pauvreté. Inversement, on peut penser au Venezuela pays avec un IDH bien plus bas que celui des Etats Unis, mais dont l’indice de Bonheur Brut dépasse largement celui de ce dernier. Il faudrait prendre en compte le potentiel d’opportunités pour les individus de se développer.
Parmi les variables intéressantes à prendre en compte, nous pouvons inclure la capacité à atteindre rapidement les grandes villes, en assumant bien sûr qu’un environnement urbain offre plus d’opportunités d’emplois8 (voir les liens), mais aussi des variables liées au climat (présence ou non de saison des pluies, de saisons sèches ?), variables historiques, tel que d’anciens conflits ou traditions qui bloqueront certains choix pour certaines populations ; ou bien des variables plus culturelles, tel que la prise en compte du rôle de la famille, avec par exemple des reversement de salaires de la part des individus pour leurs anciens villages, ou les coûts d’un mariage (dot, cadeaux). Il semble aussi vital de prendre en compte l’aspect psychologique des individus, l’espoir, de potentiel dépression ou l’espérance, puisque cela affecte directement leurs décisions et actions économiques. L’homo eoconomicus est un concept dépassé qu’il serait dangereux de considérer comme acquis dans le cadre d’une étude sur un sujet aussi complexe que le développement. Par ailleurs, les progrès de la neuroscience peuvent permettre la création d’une variable numérique quantifiant l’espoir ou la dépression. Et il faut songer au fait qu’un individu heureux ou optimiste sera plus a même de saisir des opportunités plutôt qu’un autre triste et pessimiste.
Mais comment prendre en compte de tels variables ? L’économiste possède déjà quelques outils intéressants : les variables muettes (Dummy variables), des approximations, des instruments indirects ou autres outils statistiques. Cependant, mesurer le bonheur, l’espoir ou la présence ou non de dépression demande plus que des outils statistiques, et ici l’économiste devraient s’inspirer du travail des sociologues et psychologues, usant d’études qualitatives plutôt que quantitatives. Ces sciences ont des années d’expérience en la matière, et l’économie devrait simplement se pencher sur ce qui a déjà été fait, tels que les entretiens approfondis, les enquêtes d’opinion, ou la création de sondages à réponses numériques. En incluant des résultats, qui ne sont certes pas les plus précis, d’études sur le bonheur ou l’espoir ; un économiste devrait pouvoir réussir à former un indice de développement beaucoup plus réaliste. C’est déjà un peu le cas dans l’économie de la santé pour mesure le coût de la vie par ailleurs, avec des estimations et des espérances de survies associées à des valeurs de traitements. Ainsi, étudier les impacts des politiques de développement deviendrait plus intéressant et plus proche de la réalité du terrain.
Prenons un exemple simple : la micro-finance. De nombreux débats existent autour de la micro-finance, pour savoir si cela est vraiment utile et efficace et plusieurs auteurs et articles s’affrontent sur le sujet. Cependant, la plupart d’entre eux omettent une variable importante : l’espoir que cela crée.
Arnaud Poissonier, fondateur de Babyloan, une ONG de micro-crédit (comme son nom l’indique) ; explique dans son TED talk comment il est passé de banquier d’affaires traitant avec des clients riches, mais perpétuellement colériques et inquiets, à des gens pauvres, mais heureux et optimistes face à l’avenir après leurs micro-prêts. Ce qui montre que prendre en compte l’espoir suscité par la possibilité d’un prêt est essentiel pour comprendre la réussite d’un programme. En effet, grâce à cet espoir et grâce à cette opportunité, plusieurs familles vont être capable de sortir de la pauvreté. Certes, la micro-finance n’est pas le miracle tant annoncé, mais dire que cela ne fonctionne pas en se basant uniquement sur des considérations économiques est une erreur grave que l’économie du développement ne devrait pas faire. Néanmoins, n’oublions pas qu’il faut aussi intégrer ce facteur économique, un indice complet est un indice le prenant aussi en compte.
De facto, il faudrait songer à un indice composite, mêlant étude qualitative et quantitative pour capturer du mieux possible la complexité du développement d’un pays, et prendre en compte le maximum de ses dimensions. Reposer uniquement sur le PIB n’est pas viable, et même si tout le monde le sait, personne ne semble vouloir changer les choses durablement. La création d’un nouvel indice novateur par un institut tel que la Banque Mondiale ou la PNUD pourrait faire bouger les auteurs et les éditeurs de journaux économiques, poussant enfin la discipline sur l’étude concrète du développement ; et non seulement de son aspect le plus économique.
Finalement, l’économie du développement devrait renouer avec ses racines les plus philosophiques. De nombreux auteurs ont parlé et parlent encore du développement personnel, et il serait intéressant de se pencher sur leur vision de la pauvreté pour en tirer des conclusions sur ce que devrait étudier l’économiste. Ce dernier a bien trop utilisé l’outil mathématique, et commence à atteindre l’épuisement des possibilités de progrès avec de dernier. Il a besoin, maintenant, d’utiliser l’outil philosophique pour avancer. Sen et son concept de capabilités furent les premiers jalons de ce mouvement, mais il doit continuer.
(1) Dans de rares articles utilisant l’HDI, il y a aussi et toujours le PIB (voir ici ou là dans lequel ils utilisent le PIB comme proxy du développement économique).
(2) Je vous invite à lire l’article d’Edel Bela Jr., qui est certes technique, mais qui démontre bien les limites de cet indicateur
(3) Notion inventée par Jigme Singye Wangchuck, ancien roi du Boutan en 1972.
(4) Ce qui semble être le cas, si l’on suit les études de Lewis (1954) et Harris & Todaro (1968), deux papiers fondateurs de l’économie du développement.