Stratégies d'Etats, sponsoring et football : Qatar (3/3)
Dernier épisode de notre série consacrée aux liens tissés par le sponsoring sporting entre États étrangers et football européen. On conclut en beauté avec le cas du Qatar.
Qatar : une stratégie tentaculaire déjà largement implantée
Il s'agit évidemment ici d'une situation particulière, le Qatar ayant des caractéristiques le différenciant grandement des autres pays étudiés : développement rapide mais très inégal, population de 2,6 millions de personnes dont 80 % de travailleurs étrangers ! Selon Pascal Boniface, directeur de l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques, c'est l’État qui incarne le mieux ce qu'il qualifie de « diplomatie sportive », on retrouve l'idée de visibilité positive à l'international. Nous allons ici voir comment le premier exportateur de gaz mondial s'est imposé comme le champion dans ce secteur, de par une stratégie pionnière en son genre et pluri-forme, mais une stratégie aussi très coûteuse et pas seulement en termes monétaires…
Comme nous avons commencé à l'expliquer, la stratégie qatarie est semblable à celle de l'Azerbaïdjan, à un niveau de développement plus fort, et se manifeste donc par plusieurs aspects. On retrouve d'abord l'attraction dans le championnat domestique de footballeurs plus ou moins connus en fin de carrière par des salaires mirobolants, afin d'en faire en quelque sorte des « ambassadeurs » -conscients ou non- du pays. Il est possible de citer rapidement Gabriel Batistuta, Romario, Sonny Anderson, Marcel Desailly, Raùl, Nenê, Lisandro Lopez … Le deuxième volet du projet, plus conséquent, est le rachat de clubs de football européens qui vont permettre de servir de relais du discours qatari en Occident. De la même façon que pour le cas azéri, on peut aussi imaginer un enjeu économique avec une nécessité de diversification des revenus, majoritairement concentrés dans le secteur énergétique. Comme pour le RC Lens, un rachat de club permet aussi de mettre en place des contrats de sponsoring qui ne sont ici qu'une composante du processus global. On voit bien à quel point l'écart avec la situation tchadienne est abyssale, puisque dans cette situation le contrat de sponsoring avec le FC Metz représentait la seule manifestation de la stratégie ! Même si le rachat des clubs ne passe pas forcément directement par l’État mais plutôt par des sociétés filiales, la collusion de celles-ci avec le gouvernement qatari est indéniable. Le pionnier dans ce domaine est le Cheick Al-Thani, qui rachète Malaga lors de la saison 2009-2010, pour 36 millions d'euros. De fortes sommes sont injectées, permettant des retombées positives rapides en terme de résultats sportifs, notamment en Ligue des Champions. Cependant, le projet semble s’essouffler depuis quelques temps, de par une action trop faible du dirigeant. On voit encore une fois ici les risques d'inefficience d'une stratégie si elle est menée de façon trop individuelle, personnelle. Pour le rachat du Paris Saint-Germain, la situation fut différente puisque c'est la société Qatar Sports Investment (QSI), propriété du prince héritier, qui s'en est chargée, pour une valorisation totale du club à près de 100 millions d'euros dans la transaction. La stratégie sportive n'a pas tardé à s'exprimer, avec l'achat de nombreux joueurs pour des prix et salaires élevés, même pour le secteur footballistique, afin de faire du PSG un grand club européen. C'est un cas particulièrement intéressant puisqu’ici il est clair que le choix de la ville ne fut pas le fruit du hasard. En réalisant cet achat, le Qatar a profondément lié son image à celle de la « Ville Lumière », très positive comme on le sait à l'international. Cette idée de représentation de Paris dans l'imaginaire public s'est par exemple traduit par la modification du logo du club en 2013, mettant plus en avant le mot « PARIS » et la Tour Eiffel. Pour le directeur sportif Jean-Claude Blanc, « il ne s'agit pas d'un exercice de style mais clairement de l'expression de notre stratégie ». Un autre exemple de cette importance de la communication était la signature pour quelques mois en 2013 d'un David Beckham en pré-retraite, où quand le marketing prend définitivement le pas sur l'aspect sportif.
Un autre moyen développé par le Qatar et directement lié avec ces clubs européens est évidemment le sponsoring, aspect qui avait initialement attiré notre attention sur ce sujet. Si le PSG a lui comme sponsor « Fly Emirates », l'état du Golfe réussi l'exploit d'être le sponsor du FC Barcelone. En effet, jusqu'en 2011 le club catalan était lié avec l'UNICEF à qui il versait de l'argent pour ce partenariat, chose plus que rare dans le monde du sponsoring ! Mais obligations financières obligent, nul ne peut résister aux sirènes de contrats juteux : en 2011 un 1er accord est signé avec la « Qatar Foundation », et il est reconduit en 2013 avec « Qatar Airways », le Qatar a ainsi obtenu la vitrine du meilleur club du monde. Cela donne actuellement une situation assez cocasse, le maillot barcelonais combinant le sponsor qatari sur la face avant, et toujours l'apparition d'UNICEF sur la face arrière, paradoxal n'est-ce-pas ?
Ensuite, un autre moyen de « diplomatie sportive » utilisé par le Qatar, plus insidieux mais donc très efficace, fut la création de Being Sports, filiale du groupe Al-Jazeera, dont l'emprise actuelle sur la diffusion télévisée du football mondial n'est plus à démontrer. Si l'effet de cette action est plus difficile à quantifier précisément, la création d'un moyen de suivi du football bon marché (moins de 15 euros/mois) a forcément été ressenti positivement par tous les fans à travers le monde, associant alors cette « joie » au Qatar, au moins indirectement.
Pour finir, l'aboutissement récent de cette stratégie est évidemment l'attribution par la FIFA de l'organisation de la Coupe du Monde de 2022. Événement triplement polémique, d'abord pour sa programmation en hiver décidée en 2015 pour causes de raison climatiques qui nécessite une vaste restructuration des calendriers européens, même si cela reste de l'ordre de la logistique, les deux autres aspects sont plus douteux moralement. D'un côté la probable (évidente?) corruption utilisée pour l'obtention de la compétition évoquée uniquement plusieurs mois après la candidature validée fait ressentir une assez large hypocrisie de la par des organismes de surveillance et des médias, sans parler de la FIFA et de ses traditionnels arrangements internes. De l'autre, aspect sûrement encore plus terrible car affectant des hommes et non plus seulement des comptes bancaires, les conditions inhumaines de travail des immigrés pour la construction des grands stades, certains renvoyés littéralement dans des boîtes dans leurs pays d'origines, dénoncées massivement par Amnesty International mais qui ne semble pour l'instant ne pas poser de problèmes. De la même façon que pour la corruption nous aurons peut être droit à une prise de conscience « histoire de dire » une fois les constructions terminées.
Cette connexion réalisé avec l'instance majeur du football mondial est une grande victoire pour le Qatar, qui dispose ainsi d'un allié de poids et d'un partenaire économique potentiel, coopération trouvant forcément sa source dans la puissance financière du pays, empire tentaculaire qui se déploie depuis de nombreuses années en Occident, se servant du football comme d'une vitrine. Seulement en France, 12 milliards d'euros ont été investi depuis 2008, dans l'immobilier, le sport, le luxe, les médias, l'industrie … logique dans un pays où l'économie est en berne et les individus en déficit de confiance, des investissements extérieurs massifs permettant de couvrir le risque trouvent forcément preneurs. Même si le Qatar a connu une « mini-crise » en 2016 avec la chute des prix des matières premières causant un déficit de 13 milliards, sa puissance économique forte relativement à l'Azerbaïdjan par exemple (PIB de 173 milliards contre 75 milliards) lui permet d'envisager une stratégie encore plus globale et profonde, lui garantissant opportunités économiques, une croissance du « Soft Power » en Occident et une position géo-politique solide. En ce qui concerne la diplomatie de Pascal Boniface que nous évoquions plus tôt il faudra peut être attendre au vu des nombreux aspects du projet pouvant être sujet à critique, le Qatar est en tout cas bel et bien le champion du marketing national.
Il est évident que tirer des conclusions générales de l'étude de ces trois cas extrêmement hétérogènes sur de nombreux critères est assez complexe. Le cas du Tchad se démarque tout de même assez de ceux du Qatar et de l'Azerbaïdjan, qui ont mené des projets à différents niveaux principalement grâce à une manne financière plus importante basée sur des revenus énergétiques (stratégies utilisées pour éviter le « syndrome hollandais », à la manière des « pétrodollars » du Moyen-Orient dans les années 1970?). Entre ces deux là, comme nous l'avons, vu l’État du Golfe semble largement en avance de par une stratégie débutée plus tôt à plus grande échelle, mais rien n'empêche la nation azéri d'accéder dans quelques années à un statut semblable. On peut tout de même trouver des points récurrents dans chaque situation : la nécessité de convergence des intérêts – souvent économiques- entre les différents partis impliqués (Clubs, dirigeants, entreprises « intermédiaires », FIFA, UEFA …), même si on peut aussi remarquer que les projets menés de façon trop individuelles sont rarement efficaces à terme (Mammadov et RC Lens, Malaga et le Cheick AL-Thani). Aussi, il est apparu que l'aspect sportif pouvait finalement prendre un rôle assez secondaire, le marketing, la politique, ayant pour but final d'améliorer l'image du pays à l'étranger prenant souvent une place prépondérante dans les stratégies, quelles qu'elles soient.
Enfin, il est impossible de ne pas évoquer le fait que dans chaque projet on retrouve des facettes au mieux mystérieuses, au pire plus qu'immorales, qui n'ont jamais -ou seulement partiellement- été dénoncées afin d'obtenir des explications et si nécessaire des condamnations. Cela est malheureusement logique, dans un secteur comme le football ou encore plus qu'ailleurs le financement semble être la valeur de toutes choses, oubliant toutes valeurs d'éthique ou de justice sociale. Sur ces questions il est possible de remettre en question le rôle des institutions régulatrices du football, même si celles-ci semblent baigner depuis longtemps (toujours?) dans cet état d'esprit. Notre époque étant pleine de causes à défendre, les médias n'ont apparemment pas le temps ou les moyens de s'attaquer profondément à ce problème, qui est je pense symbolique de la tendance mondiale de la (sur-)mise en avant de l'aspect économique au détriment des deux autres piliers d'un projet soit disant « durable », le social et l'environnemental. Il est plus que dommage que ces projets n'aient pas été menés à destination des pays d'origine afin de favoriser un développement interne dont bénéficierait la population, particulièrement pour les cas du Togo et de l'Azerbaïdjan, plutôt qu'en Europe Occidentale où les retombées positives restent réservées à quelques individualités. Au vu de la tendance à la croissance exponentielle de ces projets de rachat/sponsoring international, on peut se questionner sur l'évolution à terme de la situation. Celle-ci ne risque pas à priori de changer de cap étant donné que les besoins financiers des clubs sont toujours plus importants, et les médias ou l'opinion publique ne semblent pas déterminés à s'attaquer aux problèmes qui peuvent en découler, puisqu'au final « ce n'est que du foot ».
Références
https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2016/03/abuse-of-world-cup-workers-exposed/
http://www.leparisien.fr/espace-premium/actu/immobilier-sport-et-luxe-les-investissements-du-qatar-en-france-03-12-2015-5336917.php
http://www.lci.fr/football/sponsoring-le-fc-barcelone-prolonge-dun-an-sa-relation-trouble-avec-le-qatar-1515534.html
http://www.rfi.fr/sports/20121010-quand-le-qatar-rachete-le-football-europeen-psg-malaga-barcelone