Comment pensent les institutions ?
Résumé de l'ouvrage (devenu classique) de Mary Douglas :
Joachim Romain, Live, 116 x 89 cm, 2016 (source : http://www.blog.stripart.com)
Mary Douglas est une anthropologue britannique née en 1921 et décédée en 2007. Particulièrement reconnue pour ses travaux d’anthropologie de la culture, elle s’inscrit dans la lignée intellectuelle d’Émile Durkheim. C’est dans cette perspective qu’elle s’intéresse aux relations entre individus et institutions, cette dernière notion étant définie, dans une approche durkheimienne, comme « toute forme sociale régulière qui lie des normes et des valeurs, des modèles de relations sociales et des rôles, des manières d'être ou « comportements stéréotypés » (1). Ainsi, dans l’ouvrage publié une première fois en anglais en 1986 puis traduit en français en 2004 aux éditions La Découverte, Mary Douglas se demande Comment pensent les institutions. Présentée à l’origine au fil de plusieurs conférences, son analyse reprend et poursuit les travaux de nombreux chercheurs en vue de développer une théorie fonctionnaliste des institutions. Refusant les théories du choix rationnel individuel intéressé qui ne donnent aucune explication satisfaisante du principe de solidarité, Mary Douglas cherche à « réhabiliter le fonctionnalisme » (2), courant de pensée par lequel la société est perçue comme un tout organique au sein duquel chaque partie est appréhendée selon sa fonction. La chercheuse britannique associe alors les idées de Durkheim à celles du scientifique et philosophe des sciences polonais Ludwik Fleck, afin de répondre aux objections généralement adressées aux fonctionnalistes, à savoir d’établir des théories incomplètes et de ne pas donner d’explication recevable de la genèse de l’ordre social. Ce livre a donc un enjeu à la fois théorique et épistémologique.
Le premier objectif de Mary Douglas est de répondre à la question de l’origine et des fondements de l’ordre social en éclairant le rôle qu’y joue la cognition, afin de comprendre comment les individus construisent les institutions. Dans un second temps, l’anthropologue met en exergue l’influence des institutions sur les pensées individuelles et montre que ces dernières maintiennent l’ordre social.
Dans le soucis de construire une argumentation recevable et solide, M.Douglas repose les bases du raisonnement sociologique : elle établit une analyse fonctionnaliste de l’origine de l’action collective qui n’exclut pas toute subjectivité de l’individu (défaut souvent attribué aux fonctionnalistes auxquels on a reproché un déterminisme extrême). C’est en reprenant le modèle de démonstration utilisé par Jon Elster qu’elle explique d’abord « l’apparition de croyances communes et la possibilité pour des groupes latents d’atteindre à un certain degré de pratique collective » (3) avec pour seule hypothèse de départ que les membres, sans vouloir abandonner leur liberté individuelle, cherchent à assurer la survie du groupe. Ainsi, par trois cycles de relations logiques, qui semblent établir un raisonnement de type mathématique, l’auteure nous montre que la cohésion et le maintient d’un groupe peut s’expliquer par trois facteurs qui s’auto-entretiennent : un leadership faible, des frontières hermétiques et la croyance en une conspiration du mal (basée sur la possibilité que les membres du groupe dérogent aux principes fondateurs de la collectivité, autrement dit sur l’implication incertaine de chacun). Par cette démonstration, Douglas corrige les faiblesses de certaines théories fonctionnalistes dont le raisonnement n’a pas été poussé jusqu’au bout, comme celle de Durkheim lorsqu’il place à part le sacré alors que celui-ci doit nécessairement être expliqué comme toute autre institution si l’on ne veut pas manquer de cohérence.
Là est tout l’intérêt du modèle Durkheim-Fleck : associant les idées de ces deux auteurs les atouts de l’un permettent de pallier les faiblesses de l’autre (et inversement), ce qui conduit au perfectionnement de la thèse qui les unit, selon laquelle c’est parce que des individus partagent les mêmes catégories de pensée qu’ils sont solidaires entre eux. Ce projet allie théorie du choix rationnel et fonctionnalisme, et tire sa force d’une double approche utilitariste (les individus cherchent à maximiser leur utilité) et cognitive (justifiant le besoin de cohérence, de stabilité et d’ordre des personnes). Ce programme est ainsi la base logique du raisonnement qui se déroule au fil des pages, qui vise à éclairer l’origine sociale de la cognition. Fleck déclare que « la connaissance de la vérité est l’activité de l’homme la plus conditionnée socialement » (4). Telle est la thèse qu’appuient les notions équivalentes de « représentations collective » d’un « groupe social », et de « style de pensée » d’un « collectif de pensée » posées respectivement par Durkheim et Fleck.
L’originalité du raisonnement fonctionnaliste sur le lien entre connaissance et institution est de montrer que l’établissement de ces deux notions est à la fois un processus social et intellectuel et que les deux s’auto-alimentent. En effet, c’est d’abord le processus cognitif qui permet aux institutions, par un système d’analogies entre le monde social et le monde naturel, voir supra-naturel, de se fonder en légitimité et de perdurer. Justifiées en nature par des analogies, les institutions semblent alors devenir rationnelles, elles apparaissent comme une partie de l’ordre naturel et logique des choses, et acquièrent ainsi une légitimité qu’elles communiquent aux nouvelles institutions qu’elles engendrent à leur tour. Par exemple, « dans la société industrielle moderne, la relation de la tête à la main a souvent servi d’analogie pour justifier la structure de classe, les inégalités du système éducatif et la division entre travail manuel et travail intellectuel » (5). C’est donc par un processus intellectuel qui s’institutionnalise lui même que se fondent les institutions ; celles-ci traduisent et engendrent alors les systèmes de pensée morale et politique. Cette relation complexe que l’on a tenté de restituer est brillamment résumée ainsi :
« Les individus, quand ils sélectionnent parmi les analogies naturelles celles qui vont faire foi, sélectionnent en même temps leurs alliés et leurs ennemis , ainsi que le schéma de relations sociales futures. En construisant leur interprétation de la nature, ils contraignent également la construction de leur société. En bref, ils construisent une machine qui pense et prend des décisions en leur nom. » (6)
Mais le raisonnement ne s’arrête pas là. Si la cognition joue un rôle capital dans le fondement de l’ordre social, celui-ci influence en retour la cognition en définissant les systèmes de pensée. Le système d’analogie décrit précédemment influence les mondes et modes de pensée, notamment les manières de classer les choses entre elles. Les institutions génèrent et organisent l’information en définissant des modes de classement mais aussi en construisant la mémoire et l’oubli. Les modes de classement semblent être fondés en nature ; la similitude entre deux objets paraît être objective. En réalité, on peut démontrer que, du fait du processus de naturalisation des institutions exposé précédemment, les jugements de similitude sont en fait institués et correspondent à un principe d’inclusion-exclusion dans des catégories définies plutôt qu’à la mesure sensorielle et objective de qualités. Les institutions fournissent des catégories de pensées qui évoluent alors avec l’ordre social. De la même manière, elles organisent et structurent la mémoire en mettant en avant les informations qui soutiennent et sont en accord avec l’ordre social établi, et fait sombrer dans l’oubli celles qui lui sont incompatibles. Par conséquent, « observer comment s’établissent les critères qui mettent en lumière certains types d’événements et en obscurcissent d’autres revient à examiner l’ordre social à l’oeuvre dans les pensées individuelles » (7). Reprenant le concept d’« amnésie structurelle » établi par Evans-Pritchard, Douglas nous montre comment les institutions, en édifiant des styles de pensée, organisent la mémoire de façon cohérente, de manière à justifier et rationaliser leur existence. En somme, le système social modèle le système de mémoire : « une société compétitive célèbre ses héros, une société hiérarchique ses patriarches, une secte ses martyrs. » (8)
Ainsi donc, les institutions génèrent le prisme par lequel nous appréhendons le monde. Il semblerait alors que nous les laissions penser à notre place. Par un exemple astucieusement choisi dans le champs même de la psychologie sociale, l’auteure signale la manière dont les institutions manipulent nos raisonnement tout en se rendant invisibles. L’idée que les institutions pensent à notre place est d’autant plus difficile à accueillir qu’elle paraît nous priver de toute indépendance d’esprit. D’autre part, comme le souligne adroitement Mary Douglas, cela remet en cause son propre raisonnement puisque cette analyse s’inscrit elle-même dans un cadre social. Comment alors avoir un regard objectif (ou du moins le plus objectif possible) sur soi pour comprendre l’influence qu’ont les institutions sur nos esprits ? Pour ne pas sombrer dans un relativisme fataliste il faut chercher à comprendre comment agit ce mécanisme afin de tendre vers une certaine indépendance intellectuelle. Douglas reprend alors l’induction de Ian Hacking qui souligne un « processus d’étiquetage » pour expliquer l’influence du social sur la perception de soi. Si les institutions engendrent des modes de classification, donc des classements, elles définissent alors d’une certaine façon l’identité des individus qui se perçoivent à travers le prisme de ces nomenclatures instituées. De plus, ils semblerait que les individus se redéfinissent et se fondent dans les nouveaux classements au fur et à mesure que ceux-ci apparaissent, et en se fondant dans cette nouvelle identité, ils modifient en conséquence leurs comportements. En somme, « les gens font les institutions, les institutions font les classifications, les classifications modèlent les actions, les actions appellent des noms et les gens, ou d’autre créature, répondent à ces noms, positivement ou négativement » (9). Telle est la manière dont les institutions influencent l’identité même de leurs membres.
S’il est primordial de comprendre comment les institutions influencent notre comportement, il l’est encore plus de comprendre que ces dernières fixent également nos principes moraux. En effet, ces principes sont sacralisés et c’est alors inconsciemment que nous laissons les institutions décider à notre place en mettant notre cerveau en pilotage automatique, de manière quasi systématique quand il s’agit de choix fondamentaux. Douglas, en associant Hume et Durkheim, nous force à accepter l’idée que nos principes de justice sont un « artefact social » (10) qui répond aux critères du sacré définis par Durkheim. Des attaques à leurs encontre suscitent une défense passionnelle, ils ne peuvent être profanés sans conséquences néfastes et des invocations explicites lui sont associées (noms, lieux, symboles…). C’est une démonstration déstabilisante qui rejette les tentatives de la naturalisation de la justice. Les principes moraux sont eux-aussi institutionnalisés et nécessite donc d’être rapportés à leur contexte. « Quand des individus sont en désaccord sur des questions de justice élémentaire, leur conflit devient complètement insoluble s’il met en jeu des institutions fondées sur des principes incompatibles » (11). Toutefois, et c’est là encore la force du raisonnement, Mary Douglas se refuse au relativisme moral. Tous les systèmes de justice ne se valent pas pour autant et, s’il ne peuvent être détachés de leur contexte, il est possible néanmoins de les comparer. Pour cela il faut étudier leur cohérence, leur efficacité, leur proximité avec la population, etc. Une théorie de la justice doit donc prendre en compte la relation qu’entretiennent l’individu et la société, d’où l’intérêt d’étudier les rapports entre cognition et institution. Pour réfléchir au principe de justice et plus largement au monde que nous construisons, il faut garder en tête que « choisir rationnellement [c’est] choisir en permanence entre plusieurs institutions sociales » (12).
Si, à la lecture, ce parcours intellectuel apparaît extrêmement dense, il n’en reste pas moins fascinant. S’attaquant à des notions fondamentales en sciences sociales Mary Douglas construit une réflexion rigoureuse et extraordinairement riche. Les nombreuses références à des chercheurs issus de champs variés enrichissent l’analyse mais, de ce fait, la lecture du livre peut paraître relativement difficile d’accès aux lecteurs peu informés (notamment à de jeunes étudiants). D’autre part,pour certains le raisonnement de Douglas n’est « pas toujours pleinement convaincant » (13). Ian Hacking affirme notamment que « la tentative de reconstruire une séquence de trois explications fonctionnalistes se termine par un désastre » (14) (il fait ici référence à la démonstration qui s’inspire du modèle d’Elster que l’on a décrit plus haut), l’ouvrage n’en restant pas moins « le produit pétillant d’un esprit brillant» (15). Cette critique semble pourtant paradoxale puisque qu’elle rejette l’étape finale et décisive de réhabilitation du fonctionnalisme (Douglas précise clairement à la fin de sa démonstration : « la théorie du choix collectif nous a ainsi aidés à réhabiliter le fonctionnalisme » (16) ). Or toute la suite de l’ouvrage, dont la qualité est reconnue par Hacking, repose sur cette réhabilitation.
Bibliographie
Buton, François. « Histoires d’institutions. » Raisons politiques, no 40 (1 mars 2011), pp.21‑41.
Calvez, Marcel. « L’analyse culturelle de Mary Douglas : une contribution à la sociologie des institutions ». SociologieS, 22 octobre 2006. https://sociologies.revues.org/522.
Cordonnier, Sarah. « Mary Douglas, Comment pensent les institutions suivi de La connaissance de soi et II n’y a pas de don gratuit ». Culture & Musées 5, no 1 (2005), pp.185‑86.
Douglas, Mary. « Modèles corps/maison du monde : le microcosme comme représentation collective ». Sociétés no 89, no 3 (2005), pp.43‑62.
Douglas, Mary. « Pour ne plus entendre parler de la « culture traditionnelle » ». Revue du MAUSS, no 29 (s. d.):, pp.479‑516.
Girard, Tobias. « Comment pense Mary Douglas ? Risque, culture et pouvoir ». Ethnologie française 43, no 1 (8 janvier 2013), pp.137‑45.
Hacking, Ian. « Knowledge ». London Review of Books,Vol.8 No. 22, 18 décembre 1986.
de Heusch, Luc. « Mary Douglas (1921-2007) ». L’Homme. Revue française d’anthropologie, no 184 (1 novembre 2007), pp.215‑20.
« Mary Douglas - Anthropology - Oxford Bibliographies - obo ». Consulté le 12 janvier 2017. http://www.oxfordbibliographies.com/view/document/obo-9780199766567/obo-9780199766567-0075.xml.
1. Buton François, « Histoires d'institutions. Réflexions sur l'historicité des faits institutionnels », Raisons politiques, 4/2010 (n° 40), p. 21-41.
2. Douglas Mary, Comment pensent les institutions, La Découverte, 2004, p75
3. Ibidem, p71 (attention à l'harmonisation des polices)
4. Fleck Ludwig, Entstehung und Entwicklung einer wissenschaftliche Tatsche, (Trad. Angl. : The genesis and Development of a Scientific Fact, University of Chicago Press, 1979) cité par M.Douglas, op.cit, p.43
5. Douglas Mary, op. cit., p.84
6. Ibidem, p.99
7. Ibidem, p.106
8. Ibidem, p. 119
9. Ibidem, p. 146. La chercheuse britannique résume ainsi efficacement le raisonnement de Hacking.
10. L’expression est de Durkheim.
11. Ibidem, p. 172
12. Ibidem, p. 171
13. Balandier Georges , « Préface » à Comment pensent les institutions, La Découverte, 2004, p. 21
14. Hacking Ian, « Knowledge », London review of books, Vol.8 No. 22, 18 décembre 1986, p. 17-18
15. Ibidem
16. Mary Douglas, op.cit., p75