Incertitude et apprentissage dans les projets de développement
Albert O. Hirschman fait partie de ce petit groupe de pionniers de l’économie du développement, qui a pris de l'ampleur dès les années 1950s. Néanmoins, ses travaux ont progressivement été délaissés avec le reproche d'un manque de formalisation (voir par exemple le texte de Paul Krugman, The Fall and Rise of Development Economics). On saluait alors ses nombreuses intuitions mais regrettait sa sous-utilisation du langage mathématique, qui permettrait une meilleure rigueur intellectuelle. Néanmoins, la formalisation dans les années 1980-90s de certaines de ses idées a permis de remettre sur la table certains de ses travaux, tout comme l’utilisation de ses derniers par des chercheurs issus d’autres sciences humaines et sociales.
L'oeuvre d'Albert O. Hirschman fourmille d'outils théoriques destinés à mieux comprendre notre monde social (voir par exemple son petit livre Exit, Voice and Loyalty). Son approche de l'économie du développement s'inscrit constamment dans une perspective pratique, celle d'une implication directe dans le changement social. Ces outils théoriques ne sont donc pas destinés à être accrochés aux murs de notre intellect, mais bien à être employés directement dans la réalité du monde physique. Néanmoins, ces derniers restent des instruments de pensée, compléments de notre connaissance. Leur usage ne mène donc nullement à leur usure, bien au contraire. C'est de leur utilisation la plus large possible que ces outils se façonnent. Ils ne sont donc pas destinés à servir de décoration à notre entendement, puisqu'ils en sont eux-mêmes la structure.
n.b. Ce post se base principalement sur le livre Ludovic Frobert, Cyrille Ferraton, L’Enquête inachevée : introduction à l’économie politique d’Albert O. Hirschman, éditée aux Presses universitaires de France.
Dès sa naissance l'économie du développement s'est positionnée dans le prolongement de la "Révolution keynésienne" des années 1930-1940, alternative à l'analyse de l'économie orthodoxe (dichotomie élaborée par Keynes lui-même rappelons le), représentée majoritairement à l'époque par le courant néoclassique et marxiste. Par conséquent, on retrouve souvent dans les travaux d'Hirschman cette volonté de montrer qu'au delà de la dichotomie entre un "laissez-faire" total et une planification centralisée existe un continuum de possibilités. Ce dernier point sous-tend son analyse de la bonne conception d'un projet de développement.
Trait-taking et trait-making
Selon Hirschman, il est nécessaire de prendre en compte deux types de facteurs dans la mise en place d'un projet. Premièrement, il y a les "facteurs déjà en place (Trait-taking), que l'on suppose endogènes au contexte mais exogènes au projet lui-même. Deuxièmement, les "facteurs à créer (Trait-making)", endogènes au projet, mais pas nécessairement prévisibles ex ante.
Il existe donc une forme d'incertitude radicale sur la nature des facteurs à prendre en compte lors d'un projet. Il en résulte un certain dilemme. D'un côté, prendre en compte les facteurs déjà en place comme des éléments non-modifiables peut poser problème s'il apparaît, une fois le projet lancé, qu'il est nécessaire d'en modifier certains aspects. Il faut alors changer les paramètres pré-établis, ce qui fausse l'ensemble de la planification. De l'autre, supposer ex ante que le projet va modifier d'une manière ou d'une autre ces facteurs déjà en place, revient à appliquer une probabilité d'occurence à un évènement incertain. Autrement dit, on fait l'erreur de considérer comme un risque ce qui est en réalité une incertitude radicale, c'est-à-dire où l'application d'une probabilité à un évènement est impossible, car "on ne sait simplement pas" (selon les mots de Keynes).
Afin d'échapper à ce dilemme, Hirschman propose de suivre deux principes:
“(1) accepter que certains éléments constituent des caractéristiques ne pouvant être temporairement modifiées et contraignant donc le projet, et,
(2) la décision d’accepter que d’autres éléments puissent eux être ouverts à des changements augmentant la faisabilité du projet”
Autrement dit, "l’incertitude et la latitude (ou la discipline) sont comprises comme les deux principales caractéristiques structurelles (structural characteristic, p. 4.) des projets de développement."
La latitude est ici définie comme “cette caractéristique d’une projet (ou d’une tâche) permettant au responsable de le guider, ou de le laisser dériver, dans une direction ou une autre, sans avoir à se préoccuper de contraintes extérieures” - (Development Projects Observed, p. 86).
On comprend ici que la question de l'incertitude répond aux partisans d'une planification centralisée. Ces derniers supposent (implicitement ou non) que le monde social est comme une grosse machine dont l'économiste-ingénieur connaît l'ensemble du fonctionnement et sur laquelle il a la main (vision mécaniste du monde, voir par exemple le MONIA de William Philips). De même, le concept de latitude répond lui aux adeptes des bienfaits des mécanismes auto-régulateurs du marché (dont les néoclassiques font partie à des degrés très divers). Hirschman concède en effet à ses derniers l'incertitude inhérente à toute connaissance sur les conséquences de l'action humaine. Néanmoins il la perçoit comme partielle et non totale, ce qui donne donc une certaine marge de manoeuvre (une certaine latitude) à l'économiste.
Trois ensembles de Trait-taking
L'existence ex ante des facteurs déjà en place nécessite de mieux comprendre quelle formes de relations peut exister entre ces derniers et un projet de développement. Pour Hirschman il en existe trois.
(1) "Les premiers sont adaptés au projet de développement et ne posent en ce sens aucun problème à la réussite de la politique."
(2) "Les seconds s’opposent au projet ; il est nécessaire dans ce cas d’importer les compétences et facteurs de production adéquats (trait-taking-cum-importing)." Si cette importation est rendue impossible pour une raison ou une autre, "un processus auto-renforçant (cumulative sequence) négatif peut alors se mettre en place" où l'impact négatif des facteurs particuliers déjà en place aura tendance à s'accroître avec le temps.
(3) "Enfin, les troisièmes bien qu’inadaptés au projet ne peuvent être remplacés par importation pour des raisons d’efficacité économique ou que cela n’est pas jugé nécessaire. La politique de développement doit alors s’adapter à la production et aux compétences locales. (...) Deux types de situations se présentent. Soit les Trait-making requis pour la réussite du projet, sont acquis par apprentissage [a] ; soit ils sont trop éloignés des pratiques économiques, politiques et sociales du pays, rendant alors indispensable un changement de valeurs [b]."
Cependant, [a] le processus d'apprentissage suppose "un certain degré de liberté (latitude)" lors de la mise en place du projet afin de laisser le temps et les moyens aux individus d'apprendre par eux-mêmes (on pense au learning by doing théorisé par Arrow). Au contraire, si cet apprentissage est impossible [b], alors "aucun changement sur les objectifs et moyens fixés a priori" n'est permis, autrement dit aucune latitude n'est permise, afin de forcer l'acquisition des "valeurs indispensables à l'accomplissement du projet". Autrement dit, on tente de modifier les valeurs des individus impliqués dans le projet, à défaut de pouvoir modifier les facteurs déjà en place, mais inadaptés.
Ainsi, "l'absence de Latitude améliore les prises de décision, minimise les coûts" et impose une "stricte discipline et des règles pour l’action", sa présence peut également parfois permettre une meilleure adaptabilité "aux exigences locales". Cette dernière conclusion était a priori contre-intuitive, mais souligne l'importance des facteurs non-économiques (comme les normes sociales par exemple) dans toute activité économique. C'est également ce que souhaite montrer aujourd'hui Kaushik Basu dans ses travaux.
L'incertitude heureuse ou malheureuse des Trait-making
Comme expliqué plus haut, les effets des facteurs à créer lors du projet ne peuvent être totalement connus a priori. On est donc face à une situation d'information incomplète. Par exemple, "l'investissement technologique entraîne des évolutions sociales dont l'ampleur et l'effet sur le projet ne peuvent être prévus a priori affectant par conséquent d'incertitude la politique de développement." Cela peut être expliqué pour deux raisons principales. Tout d'abord, on ne connaît pas précisément la forme et la puissance de l'action à impulser pour leur création. Ensuite, on ne peut pas connaître non plus l'ensemble des interactions entre les actions que l'on entreprend et le contexte dans lequel on évolue, composé lui même d'une multitude d'éléments interagissants organisés à différentes échelles (on parle de systèmes complexes). Néanmoins, les résultats inattendus du projet peuvent aussi bien être moins bons ou plus ambitieux que ceux préalablement établis.
La réduction de l'incertitude grâce à la production et l'utilisation d'une meilleure information (en termes quantitatif et qualitatif) permet donc bien sûr de réduire les coûts réels et implicites. Néanmoins, la présence d'incertitude permet un processus d'apprentissage dont les bénéfices potentiels sont durables et peuvent très bien dépasser les coûts initiales de l'incertitude.
"Il s'agit par conséquent non de rechercher une incertitude minimale mais optimale."
Conclusion
Il est donc important lors de la conception d'un projet de développement de prendre en considération la nature des facteurs auxquels on fait, ou fera, face. D'un côté il ne faut pas baser l'entière réussite de son action sur la modification attendue de facteurs déjà en place, comme le suppose souvent l'espérance des projets révolutionnaires. De l'autre, le cadre au sein duquel on opère n'est pas invariable, et les actions que l'on entreprend participe nécessairement à son évolution. Accepter la complexité de notre environnement revient à en accepter l'incertitude inhérente (à ses mécanismes causaux tout particulièrement). Autrement dit, il faut accepter que l'on ne puisse la plupart du temps anticiper parfaitement le résultat de nos actions. Informations et connaissances seront toujours imparfaites et incomplètes.
Cet assentiment n'implique cependant pas celui d'un obstacle indépassable à la prise d'initiative (voir ici l'ouvrage d'Hirschman The Rhetoric of Reaction pour la réfutation de cette idée). Au contraire, il est nécessaire d'accepter qu'entre cet ensemble de contraintes plus ou moins fortes - on aurait même tendance à dire, grâce à ces dernières - des "opportunités [sont] susceptibles d’émerger au cours du processus de développement." Pour Hirschman, toute l'utilité de l'économiste se trouve ici même : dans la reconnaissance et l'exploitation de ces brèches favorables à la prise d'initiative.
"Les projets créent en effet souvent des nouvelles possibilités de changement (openings for change) qui ne rentrent pas dans les moyens politiques initiaux; cette propriété des politiques de développement permet ainsi d’étendre les fins visées a priori."
L'une des implications qu'en tire Albert O. Hirschman est celle que "chaque projet offre une singularité qui empêche la généralisation et l'idée de critère de classement des politiques de développement." Cette position va donc à l'encontre des pratiques courantes des institutions internationales. La Banque Mondiale ou le Fond Monétaire International (FMI) ont en effet souvent tendance à promouvoir une série de mesures perçues comme les "best practices" pour atteindre un certain optimum de premier rang, qui rappelons le, suppose le respect des conditions de concurrence parfaite.
Au contraire, les économistes doivent se prêter à davantage de modestie qui "est en réalité la nécessaire contre-partie des vastes ambitions que les projets de développement doivent afficher et cultiver dans des pays où ils participent activement à un progrès général allant bien au delà de leur immédiate dimension productive.” Apprécier les contraintes de son environnement ne doit donc pas susciter un surcroît de pessimisme sur les fins attendues, mais à davantage de créativité dans les moyens employés.